Il leur fallu
le reste de la journée pour faire le kilomètre qui les séparait de la ville d’Avon.
Pas question de récupérer la motoneige et le matériel – la pente était beaucoup trop raide. Elle resterait donc là au moins jusqu’à l’été – peut-être même pour toujours si les choses continuaient ainsi.
Il faisait nuit depuis une demi-heure quand ils arrivèrent en ville, trop fatigués et trop frigorifiés pour penser à autre chose que faire un feu et trouver un endroit pas trop froid pour dormir. Ce fut une nuit sans rêves, une nuit plongée dans le noir total de l’épuisement absolu.
Au matin, ils s’occupèrent de se rééquiper, opération nettement plus complexe dans la petite ville d’Avon qu’à Grand Junction. À nouveau, Stu pensa s’arrêter ici pour passer l’hiver – s’il disait qu’il le fallait, Tom ne poserait pas de questions. N’avaient-ils pas eu hier la démonstration parfaite de ce qui arrive aux gens qui jouent avec le feu – ou avec la neige ? Mais il finit par écarter cette idée. Le bébé devait naitre au début du mois de janvier. Il voulait être là. Il voulait voir de ses propres yeux que tout irait bien.
Il y avait un concessionnaire John Deere au bout de la courte grand-rue d’Avon. Dans le garage qui se trouvait derrière, ils découvrirent deux motoneiges d’occasion. Aucune n’était de la classe de la grosse machine des Ponts & Chaussées que Stu avait envoyée dans le décor, mais l’une d’elles était équipée d’une chenille surdimensionnée. Stu pensa qu’elle ferait l’affaire. Ils ne purent se procurer de concentrés lyophilisés et durent se contenter de boites de conserve. La fin de la journée fut consacrée à fouiller les maisons pour y chercher du matériel de camping, travail que ni l’un ni l’autre n’aimèrent beaucoup. Les victimes de l’épidémie étaient partout, transformées en momies de la période glaciaire.
Ils finirent par trouver à peu près tout ce qu’il leur manquait dans une grande pension de famille, un peu à l’écart de la grand-rue. Avant que n’arrive la super-grippe, elle s’était apparemment remplie de jeunes gens venus au Colorado pour faire toutes ces choses dont John Denver parlait dans ses chansons. De fait, Tom avait même déniché un grand sac à ordures en plastique vert sous l’escalier, un sac rempli d’une version très puissante de « L’Ivresse des Rocheuses ».
– Qu’est-ce que c’est ?
Du tabac, Stu ?
– Certains devaient le croire, répondit Stu avec un grand sourire. C’est de la marijuana, Tom. Tu ferais mieux de laisser ça où tu l’as pris.
Ils chargèrent la motoneige : provisions, sacs de couchage, abri en plastique. Quand ils eurent terminé, les premières étoiles s’allumaient déjà dans le ciel et ils décidèrent de passer encore une nuit à Avon.
Tandis qu’ils revenaient lentement sur la neige dure jusqu’à la maison où ils s’étaient installés, Stu se souvint tout à coup : on allait être le 24 décembre le lendemain. Il avait peine à croire que le temps avait passé si vite, mais la preuve était là devant lui, sur le cadran de sa montre à calendrier. Ils étaient partis de Grand Junction depuis plus de trois semaines.
Ils arrivèrent finalement à la maison.
– Toi et Kojak, vous entrez et vous faites du feu en m’attendant. J’ai une petite course à faire.
– Quelle course ?
– Une surprise.
– Une surprise ? Je
vais savoir quoi ?
– Oui.
– Quand ? demanda Tom
avec des yeux brillants.
– Dans quelques jours.
– Tom Cullen peut pas
attendre quelques jours quand c’est une surprise, putain, non.
– Tom Cullen va devoir attendre quand même. Je vais rentrer dans une heure. Sois prêt.
– Bon… d’accord.
Il fallut plutôt une heure et demie avant que Stu ne trouve exactement ce qu’il cherchait. Tom ne cessa de tourner autour de lui pendant les deux ou trois heures qui suivirent, impatient de savoir ce qu’était cette surprise. Stu ne lui dit rien et, quand ils allèrent se coucher, Tom avait déjà tout oublié.
– Je parie que tu aimerais mieux qu’on soit resté à Grand Junction, hein ? demanda Stu tandis qu’ils étaient couchés tous les deux dans le noir.
– Putain, non, répondit Tom d’une voix ensommeillée. Je veux revenir vite dans ma petite maison. J’espère simplement qu’on va pas encore sortir de la route et retomber dans la neige. Tom Cullen a failli s’étrangler !
– Il faudra simplement aller moins vite et faire plus attention, répondit Stu sans lui mentionner ce qui leur arriverait probablement s’ils sortaient encore de la route… et s’il n’y avait pas d’abri à proximité.
– Quand est-ce que tu crois qu’on va arriver là-bas, Stu ?
– Il faut encore compter un petit bout de temps, mon bonhomme. Mais ça vient. Et je crois qu’on ferait mieux de dormir maintenant, tu crois pas ?
– Si, je crois.
Stu éteignit la lumière.
Il rêva que Frannie et son enfant-loup étaient morts pendant l’accouchement. Il entendit la voix très lointaine de George Richardson : C’est la grippe. Plus de bébés, à cause de la grippe. La grossesse, c’est la mort, à cause de la grippe. Une poule dans chaque pot, un loup dans chaque ventre. À cause de la grippe. Nous sommes finis. L’humanité est finie. À cause de la grippe.
Et quelque part, plus près, de plus en plus près, monta le rire de l’homme noir, comme un hurlement.